Vous êtes ici

L’agriculture en temps de guerre

Thierry Pouch : « L’Insee n’a jamais relevé de prix des aliments aussi hauts depuis les années 40 ». Photo : Jean-Luc MASSON.
Thierry Pouch : « L’Insee n’a jamais relevé de prix des aliments aussi hauts depuis les années 40 ». Photo : Jean-Luc MASSON.

A l’heure de la reprise économique post-Covid, l’économie est bouleversée par le conflit à l’Est. Avec de forts impacts sur l’agriculture, en termes de hausse de charge et de montée de l’insécurité alimentaire. Des faits, une analyse et des perspectives, avec Thierry Pouch, économiste pour le réseau des Chambres d’agriculture.

Depuis le 24 février, Thierry Pouch a entrepris un tour de France qu’il n’avait pas anticipé. Economiste, chef du service Etudes, références et prospectives à l’APCA à Paris, il est le spécialiste des échanges internationaux, au sein du réseau consulaire.   

Référence largement dépassée

Le 17 juin, c’était autour de la Chambre d’agriculture de Meurthe-et-Moselle, présidée par Laurent Rouyer, de lui ouvrir sa session. « La situation évolue de jour en jour, voire d’heure en heure, prévient d’entrée l’intervenant. La pandémie, le rebond économique qui s’en est suivi et la guerre se traduisent par des flambées de prix inédites et durables ». La tendance s’est amorcée dès la fin 2020, avec pour conséquence des marchés des grandes cultures tendus et très volatils. Le colza a franchi la barre des 1.000 €/t au début du deuxième trimestre en cours. La raréfaction de l’huile de tournesol comporte des incidences en cascade sur les autres huiles.

La référence aux pics de prix des années 2008-2012, post crise économique et financière, est, pour Thierry Pouch « largement dépassée ». L’Ukraine et la Russie assurent, à elles seules, le tiers des exportations internationales de blé. L’Ukraine exporte 20 % du maïs mondial et la moitié de la production d’huile de tournesol. Beaucoup d’incertitudes planent sur la campagne en cours. Et la disponibilité en engrais se rétrécit. L’économiste analyse les multiples conséquences de cette situation géopolitique. La montée des charges précipite les éleveurs en danger. L’aliment du bétail a progressé de 18 % entre mars 2021 et mars 2022. « L’Insee n’a jamais relevé de prix des aliments aussi hauts depuis les années 40, observe Thierry Pouch. La hausse des charges est d’autant plus regrettable que les perspectives de prix sont plus favorables tant dans le lait que pour les viandes ». L’inflation atteint 5,2 % actuellement sur un an, elle est plutôt moindre que dans d’autres pays. Mais les consommateurs commencent à arbitrer en défaveur des signes de qualité. « Une catastrophe pour le bio qui subit une baisse de prix et une mise en doute de la qualité ».

Potentiel agricole russe renforcé

Les grandes cultures ne sont pas épargnées, à travers la généralisation de la hausse des engrais. En un an, le gaz a progressé de 39 %, le GNR de 115 % et l’électricité de 6 %. Le coût des engrais et des amendements a déjà doublé, tandis que les livraisons d’engrais chutaient de 45 %. L’économiste reste serein sur les conséquences attendues en 2022. Il fait, en revanche, part de son inquiétude pour 2023 : « moins d’intrants, plus chers, il y a urgence à trouver une solution à ce conflit. La Russie et la Chine sont les principaux exportateurs de phosphate ». Tout en constatant que le blocus décrété en 2014, au moment de l’annexion de la Crimée, a contribué au renforcement du potentiel  agricole de la Russie, devenue premier exportateur mondial, dès 2015.

Troisième conséquence et non des moindres, la montée de l’insécurité alimentaire  à l’échelle de la planète. La FAO ne cesse de rappeler tous les ans cette évolution. « Près du tiers de l’humanité est menacé de façon grave ou plus modérée » relève Thierry Pouch. En 2020, 60 % des africains et 41 % des sud-américains étaient concernés. Les deux-tiers des importations mondiales de blé et de farine émanent de l’Afrique du Nord et subsaharienne, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est.   

L’heure des choix drastiques pour l’Ue

Thierry Pouch en termine en examinant les sorties de crises possibles. « L’heure des choix drastiques pour l’Union européenne et les Etats membres ». En rappelant les mesures de soutien annoncées les 17 et 24 mars, il s’interroge sur la pertinence du maintien du Green Deal. Les études d’impact ont initialement indiqué un risque de décrochage de la production européenne, des exportations, du revenu, le tout complété… par une hausse des importations. « Le débat ne fait que commencer. Quels intrants ? Quelles nouvelles pratiques culturales et d’élevage ? Quelles technologies adaptées aux nouveaux enjeux ? Avec combien d’agriculteurs ? Quels soutiens publics ? ». L’Europe doit arbitrer rapidement pour répondre à l’effet géographique, temporel et sectoriel de la crise ukrainienne. Il faut réagir au retour des insécurités physiques, à la nécessaire revanche du productif, à la recherche d’autonomie stratégique, la concurrence à l’Est et à l’éventuelle élargissement à l’Ukraine.

Russification des marchés agricoles

Parmi les douze défis à relever pour la France, l’économiste en priorise trois : « la compétitivité dans un environnement international transformé ; le développement de l’innovation à grande échelle et collectivement ; un narratif stratégique à proposer pour le grand public. Parmi les autres pistes envisageables au niveau mondial, celle d’un nouvelle Organisation Mondiale de l’Agriculture, qui serait indépendante de celle du commerce. La dimension géopolitique doit plus que jamais être intégrée dans les décisions économiques des acteurs.

Thierry Pouch expose trois scenarii possibles. Le premier, auquel il ne croit pas vraiment est celui d’un accord diplomatique, avec retour au statuts-quo, mais le rétablissement des conditions de production ukrainienne ne sera pas instantané. Les deux autres schéma se basent sur une annexion partielle ou totale de l’Ukraine, avec comme conséquence une « russification des marchés agricoles ». L’agriculture redevient un enjeu prépondérant. « Une perspective à laquelle s’était préparée la Russie, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir ».